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Plumes en guerre

Nous avons constaté, la semaine dernière, que les supercheries n'étaient pas les seules apanages des philosophes. Si Bernard-Henri Lévy peut citer un imaginaire Jean-Baptiste Botul, les historiens peuvent aussi faire mentir les objets et parler les morts. Outre le mensonge à la petite semaine, il y a la calomnie... l'arme des médiocres, direz-vous ? Pour l'historien américain Robert Darnton, auteur d'un essai intitulé Le Diable dans un bénitier. L'art de la calomnie en France, 1650-1800, la rhétorique pamphlétaire est un genre littéraire et un art politique. Il ajoute qu'avec la révolution, les auteurs de libelles semblent avoir perdu leur sens de l'humour.

Depuis quelques temps, en effet, on ne se contente plus d'ironiser. On règle ses comptes, écume aux lèvres, via l'édition. On ouvre les placards et on en sort les vieux cadavres. Bref, ça pue ! Le Soufre et le moisi, justement, c'est le titre d'un essai de François Dufay, dédié à Jacques Chardonne (1884-1968) et Paul Morand (1888-1976), les Hussards de la droite littéraire. Les Pétainistes notoires ne sont pas les seuls à déguster et ça cogne de tous les cotés. Après l'affaire Milan Kundera (accusé, en 2008 d'avoir dénoncé à la police un jeune Tchèque opposant au régime communiste), voici les cas Ryszard Kapuscinski, Jan Karski, Simon Wiesenthal et Shlomo Sand.
En février dernier, une biographie controversée du journaliste et écrivain polonais, Ryszard Kapuscinski (1932-2007), a ravivé la polémique sur ses liens supposés avec le régime communiste polonais et ses services de sécurité. Il aurait notamment fourni des analyses sur les mouvements révolutionnaires sud-américains ou bien sur la politique étrangère de Cuba. Dans un livre intitulé Kapuscinski Non-Fiction, Artur Domoslawski nuance un peu les faits. Selon lui, "c'était un collaborateur très sporadique, qui n'a pas fait carrière grâce à cela. L'essentiel de ses textes analytiques ne se différenciaient pas des bulletins qu'il écrivait pour l'agence". En revanche, Domoslawski (qui se veut être un biographe sans complaisance) analyse la propension de Kapuscinski à l'invention d'anecdotes, pour donner plus de souffle à ses récits journalistiques.
Les éditions Robert Laffont réédite Mon témoignage devant le monde de Jan Karski (1914-2000) dans un climat de polémique qui fait suite à la parution d'un roman de Yannick Haenel (Prix Interallié 2009) dédié à l'ancien résistant polonais. Cette fiction, intitulée simplement Jan Karski, a été vivement critiqué par Claude Lanzmann dans un article de 6 pages dans l'hebdomadaire Marianne, le 23 janvier dernier. Le réalisateur de Shoah (1985), où Karski s'exprime face à la caméra, accuse Yannick Haenel de falsifier l'Histoire. Le 17 mars prochain, la chaîne de télévision ARTE diffusera Le Rapport Karski, le nouveau film de Claude Lanzmann, qui présente la seconde partie de l’entretien que le courrier de la Résistance accorda au réalisateur.
C'est dans ce climat de controverses sur la liberté des romanciers face à l'Histoire que le prix Goncourt du premier roman 2010 a été attribué à Laurent Binet pour HhhH (acronyme de "Himmlers Hirn heisst Heydrich"), consacré au "boucher de Prague" (le nazi Reinhard Heydrich).

Ces dernières semaines, les disputes ne se sont cependant pas limiter aux philosophes et aux romanciers. En janvier dernier, les éditions Champs Flammarion ont réédité, en format de poche, un ouvrage très controversé. Il s'agit de Comment le peuple juif fut inventé de Shlomo Sand, paru au printemps 2008 en Israël. L'auteur, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv, remet en question l’origine du peuple juif et démontre comment celui-ci fut inventé sous la plume d’historiens juifs du XIXe siècle. « Il n'y a pas eu d'exil, soutient Shlomo Sand, de même qu'il n'y a jamais eu de peuple juif, seulement une religion juive. »
Également en début d'année 2010, Guy Walters, ancien journaliste au Times, publiait les résultats de son enquête, La traque du mal, sur les criminels de guerre du IIIème Reich (Mengele, le médecin d'Auschwitz, ou Barbie, le boucher de Lyon) qui ont trouvé asile en Amérique du Sud et ceux récupérés par les services secrets de l'Ouest ou de l'Est. Il met surtout à mal la légende d'un des plus célèbres chasseurs de nazis, Simon Wiesenthal (1908-2005), qui selon lui « était un menteur, et un menteur maladroit. » Guy Walters dénonce ses fausses études, son faux diplôme d'architecte, sa fausse activité dans la Résistance, etc.
Faux témoignage ou vérité historique, il n'est pas toujours évident de faire la distinction. Charles Pellegrino, auteur de The last train to Hiroshima (Le dernier train pour Hiroshima) a admis, il y a une quinzaine de jours, qu'il avait été dupé par le témoignage d'un dénommé Joseph Fuoco, un vétéran de l'US Air Force aujourd'hui décédé. Celui-ci prétendait avoir prit place dans l'un des appareils accompagnant l'Enola Gay, le bombardier B-29 qui a largué Little Boy (la bombe atomique sur Hiroshima) le 6 août 1945. James Cameron (Avatar, Titanic), qui a acquis les droits pour l'adaptation du livre de Pellegrino au cinéma, est persuadé que l'auteur est de bonne foi. Pourtant, dès la sortie du livre, historiens et scientifiques ont crié à la mystification.
Le mensonge et la diffamation conduisent parfois à des procès retentissant. Dans le dernier numéro de L'histoire, l'historienne Annette Wieviorka, fait une recension du livre de Nina Berberova (1901-1993), L'affaire Kravtchenko. En 1947, Victor Kravtchenko (1905-1966) publie un ouvrage intitulé J'ai choisi la liberté, dans lequel dans lequel il fait des révélations sur les méfaits de la collectivisation de l'agriculture en URSS, la famine en Ukraine, les purges, les camps de prisonniers soviétiques et leur exploitation. Le 13 novembre 1947, l'hebdomadaire communiste Les Lettres françaises fait paraître un article de Sim Thomas, prétendument reçu des États-Unis (une invention de Claude Morgan, le rédacteur en chef), intitulé Comment fut fabriqué Kravtchenko. Il présente son livre comme un tissu de mensonges et comme une fabrication de la propagande américaine dont il n'aurait été que le prête-nom. Kravtchenko porte plainte en diffamation contre le journal et un procès s'ouvre le 24 janvier 1949. Le livre de Nina Berberova regroupe ses chroniques judiciaires parues dans l'hebdomadaire Rousskaïa Mysl (La Pensée russe). Le 12 novembre 1949, l'écrivain militant David Rousset (auteur d'un roman sur les camps nazis, intitulé Les jours de notre mort) lance un appel aux anciens déportés des camps nazis à constituer une commission d'enquête sur le système concentrationnaire soviétique. Comme Kravtchenko, il est diffamé par Les Lettres françaises auxquelles il intente un procès qu'il gagne lui aussi.


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