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Les Chinois ont-ils inventé la médecine légale ?

Il est généralement admis que les méthodes d'investigations du célèbre Sherlock Holmes annoncent les prémisses de ce que l'on appelle aujourd'hui la "police scientifique", dont les techniques se sont développées au cours du 19ème siècle en occident. Le Dr Edmond Locard (dont les travaux sont exposés aux Archives de Lyon jusqu'au 13 juillet 2010), qui est lui-même un lecteur assidu d'Arthur Conan Doyle, lui écrit en 1927 : « Toutes les fois que de jeunes gens me demandent conseil sur les lectures à faire pour se préparer à l’enquête criminelle, je leur indique toujours Sherlock Holmes » (…) « J’ai emprunté à vos livres plus d’une idée. ». En réalité, si Locard avait été sinologue comme Robert van Gulik, il aurait peut-être eu vent du fameux Xi Yuan Ji Lu, un traité de Song Ci (1186-1249) basée sur l'étude de plusieurs affaires medico-légales.


Dès 995 après J.C, sous la dynastie des Song, un décret définit le cadre du système judiciaire qui a perduré jusqu'à l'époque moderne. Il établit dans quelles circonstances une enquête doit être ouverte, qui doit la mener et la procédure à suivre. Les investigateurs doivent notamment respecter une série de règles, telles que la prise en compte de l'heure d'arrivée sur la scène du crime, l'interrogatoire des témoins, des proches et des différentes personnes impliquées. Ils doivent en particulier déterminer l'heure approximative de la mort et si elle peut être attribuée aux blessures apparentes. Après l'audition des témoins, les magistrats ordonnent que l'on procède à l'examen médical de la victime. Celui-ci est conduit par une personne appelée "wu tso". Si le cadavre est celui d'une femme, on a recours à une sage-femme. L'officiel en charge de l'enquête doit assister à l'examen, de même que les membres de la famille de la victime, l'accusé et les anciens du village. Les observations sont consignées par écrit et comportent un dessin anatomique où les blessures sont indiquées en rouge. Le document est signé par les témoins puis copier en plusieurs exemplaires. Il est utilisé par les enquêteurs et lors du procès. Ce décret ne semble, en fait, qu'entériner une longue tradition puisque le premier rapport de médecine légale, Les Annales de printemps et d'automne de maître Lu, est daté du 2ème siècle avant J.C. Il y est écrit, par exemple, que les officiers doivent tenir compte des marques superficielles, des blessures ouvertes, des traces de sang et vérifier si des os sont cassés. Une autre collection de textes, datée de la même période et connu sous le nom de Modèles pour l'investigation et l'enquête, comportent plusieurs passages relatifs à des cas de jurisprudence médicale. Parmi les affaires mentionnées, il y a des cas de morts par pendaison, avortement, lèpre ou suite à des voles avec violence. Ils comportent tous un rapport détaillé de l'autopsie.
Le livre du juge Song Ci, écrit quelques siècles plus tard, s'intéresse à plusieurs cas d'erreurs judiciaires historiques et a vocation de fournir un guide aux enquêteurs. Le livre est divisé en cinq volumes. Le premier est un rappel des lois édictées au 10ème siècle et relatives à la façon de conduire une enquête. La deuxième partie est plus technique. Elle explique, par exemple, comment repérer des blessures à priori invisibles et aborde le problème de l'examen des corps en décomposition. Le 3ème chapitre traite de l'observation des os et le repérage des blessures mortelles ; mais les plus remarquables sont sans doute les 4ème et 5ème livres qui traitent de plusieurs cas particuliers. Certaines sections évoquent ainsi la mort par empoissonnement, ou les techniques de l'acuponcture et de la moxibustion. Les cas d'erreurs médicales ayant entrainé le décès du patient font l'objet d'une autre partie où il est rappelé qu'elles sont sanctionnées par le "Code T'ang", dès le 7ème siècle de notre ère. Néanmoins les peines encourues étaient relativement légères.
Un autre livre, intitulé T'ang yin pi shih, est dédié à des cas de jurisprudence du 13ème siècle et a été, plus tard, traduit par l'écrivain et diplomate hollandais Robert van Gulik. Il s'agit d'une série d'affaires résolues par d'éminents magistrats et destinées à guider les enquêteurs dans leurs techniques d'investigations, notamment pour déterminer les circonstances du crime ou les motivations du coupable. Il diffère en ce sens du manuel de Song Ci qui est davantage un traité basé sur l'observation scientifique. On sait que le personnage du juge Ti s'inspire de Ti Jen Tsié qui a vécu au 7ème siècle et dont les exploits sont consignés dans les annales judiciaires chinoises. Outre la traduction des Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti, Van Gulik a lui-même écrit une suite en dix-sept volumes. Parmi ces aventures du juge Ti Jen-tsie, L'énigme du clou chinois s'inspire d'un cas, répertorié dans le T'ang yin pi shih. Cette enquête a été conduite par le préfet de Yang Tchou, un certain Yen Tsun qui vivait sous la dynastie des Han orientaux (25 à 220 après J.C.). Cette affaire, réexaminée à la lumière des connaissances médicales du Moyen-age montre que leur utilisation dans la cadre judiciaire était communément admise dès le 13ème siècle au moins. Le manuel de Song Ci a été traduit dans plusieurs langues (d'abord en Coréen, Japonais et vietnamien) et à servi de référence à la médecine légale chinoise jusqu'à la fin du 19ème siècle.


En Europe, on considère généralement que l'Italien Fortunatus Fidelisle est le premier a s'être intéressé à la médecine légale, en 1598, soit trois siècles après la parution du traité chinois. Néanmoins Denis Diderot écrit dans son article de L'Encyclopédie intitulé Imposture, en maladie (1ère édition, tome 8) : « Tous les auteurs qui ont écrit avec quelque attention sur la médecine légale, n’ont point oublié les tromperies imaginées pour paroître malade. Fortunatus Fidelis, qui passe pour le premier qui ait écrit des questions médicales relatives à la Jurisprudence, a donné sur cette matière des principes auxquels Zacchias, medecin de Rome, a ajoûté quelques détails. Mais ils ont tous été devancés dans cette carrière par notre fameux chirurgien Ambroise Paré, qui a spécialement écrit sur les impostures des gueux qui feignent d’être sourds & muets, qui contrefont les ladres, sur les artifices des femmes qui paroissent avoir des cancers à la mammelle, des descentes de matrice, & autres maux, pour exciter la compassion du peuple, & en recevoir de plus amples aumônes. »


L'histoire de la médecine légale en Occident se confond avec celle de la criminologie (qui étudie le phénomène criminel au sens large), où se distingue la criminalistique (appelée aussi science forensique) regroupant l'ensemble des techniques policières et des sciences d'investigation. En tant que discipline autonome, elle est née au tournant des 18ème et 19ème siècles avec la création des premières chaires universitaires (en 1720 en Allemagne, en 1807 en Écosse...). En France, elles sont d'abord rattachées à la chaire d'histoire de la médecine, créée en même temps que l’École de santé de Paris, par le décret du 14 frimaire an III (4 décembre 1794). Les Codes d’instruction criminelle de 1808 et le Code pénal de 1810 scellent l’alliance de la médecine et du droit. Dès lors les médecins interviennent dans le cadre de débats médico-légaux devant les cours de justice. Parmi les premiers experts judiciaires, on peut citer Paul-Augustin-Olivier Mahon (1752-1801), François Emmanuel Fodéré (1764-1835), Auguste Ambroise Tardieu (1818-1879) ou Mathéo Orfila (1787-1853), tous professeurs de médecines légales et auteurs de traités consacrés au sujet.
En 1868, Henri Legrand du Saulle (1830-1886) et Alphonse Devergie (1798-1779) fondent la Société de Médecine légale. Devergie est également le co-éditeur, avec Mathéo Orfila, Gabriel Andral (1797-1876), Jean-Étienne Dominique Esquirol (1772-1840) et François Leuret (1797-1851), de la revue des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1829) qui symbolise le renforcement des liens entre science médicale et pouvoir judiciaire. En 1870, Alphonse Bertillon (1853-1914) fonde le premier laboratoire de police d'identification criminelle et invente l'anthropométrie judiciaire, une technique d'identification basée sur 14 mensurations (taille, pieds, main, nez, oreilles, etc.). Le Système Bertillon séduit même les enquêteurs de Scotland Yard qui sont parmi les premiers à l'utiliser. Cependant, il est progressivement abandonné au profit de la dactyloscopie (identification grâce aux empreintes digitales). Cette nouvelle technique est utilisée pour la premier fois en Inde, par le Britannique William James Herschel. Le fondateur de la psychologie comparée, Sir Francis Galton (1822-1911) améliore la méthode d'identification dactyloscopique et Scotland Yard ouvre le premier fichier d'empreintes digitales en 1901 sous la direction du commissaire Edward Henry.
Le criminologiste le plus connu du 19e siècle (mais aussi le plus contesté) est l'Italien Cesare Lombroso (1835-1909). Il enseigne la médecine légale et l'hygiène publique à l'université de Turin à partir de 1876, puis la psychiatrie (1896) et l'anthropologie criminelle (1906). Considéré comme le fondateur de l'école italienne de criminologie, il est célèbre pour ses thèses sur le Criminel né.Selon lui, il existe un type anthropologique spécifique de criminels où l'hérédité joue un rôle majeure. Alexandre Lacassagne (1843-1924), médecin expert auprès des tribunaux qui occupe la chaire de médecine légale de la Faculté de Lyon de 1878 à 1913, créé une école d'anthropologie criminelle. Il est le premier a pratiqué systématiquement des autopsies et à s'intéresser à l'identification de cadavres. S'inspirant des travaux de Lombroso sur le criminel-né, il étudie également les tatouages, qu'il considère comme des cicatrices parlantes pouvant révéler la nature profonde d'un individu. En 1909, le professeur Rodolphe Archibald Reiss (1875-1929), enseignant en photographie judiciaire à l'Université de Lausanne, fonde la première école de police scientifique du monde. Le 24 janvier 1910, un ancien élève du docteur Lacassagne, Edmond Locard (1877 -1966) installe,dans les combles du Palais de Justice de Lyon, un service d'anthropométrie qui applique le système Bertillon et la méthode d'identification dactyloscopique. C'est l'ancêtre de l'actuel laboratoire de police scientifique d'Ecully dans le Rhône.
Le premier Laboratoire de recherches médico-légales d'Amérique du Nord ouvre ses portes en 1914, à Montréal à l'initiative de Sir Lomer Gouin, procureur général et premier ministre du Québec. Cette structure devance celles de Los-Angeles et Chicago, créées dans les années 20. Le laboratoire du FBI est fondé en 1932, sous la direction de J. Edgar Hoover. Les États-Unis comptent aujourd'hui plus de 400 laboratoires employant 40 000 personnes environ. La France se doté, en plus des Instituts médico-légaux universitaires et de l'IRCGN (institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale), de 7 laboratoires de police scientifique placés sous la tutelle du ministère de l'Intérieur et gérés par l'INPS (institut national de police scientifique).
Le terme de criminalistique fait son entrée officielle en France, en 1937, au sein de la préfecture de police de Paris.


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