Cabinet de curiosités (+ PLUS)

Le service des espions de Napoléon

Notre cabinet de curiosités s'enrichit aujourd'hui de trois extraits de mémoires et traités originaux, datant du début du 19ème siècle. Les auteurs, deux généraux français et un journaliste anglais, y énumèrent les grands principes de l'espionnage et du contre-espionnage sous Napoléon. Outre le cabinet noir, placé sous la houlette du directeur général des Postes, le comte de Lavalette; le 4ème bureau, placé sous l'autorité du ministre de la Guerre, Louis-Alexandre Berthier; le préfet de police, Louis Nicolas Dubois; le chef de la police secrète, Pierre Marie Desmarest; les hauts serviteurs de l'État, tels Charles-Maurice de Talleyrand et Joseph Fouché; ou les espions célèbres, comme Charles Louis Schulmeister; de nombreux anonymes ont alimenté les services de renseignements du Directoire et de l'Empire.


Le premier document est extrait d'un livre rédigé en 1809 par le général-comte Philippe Henri de Grimoard (1753-1815), traduit en allemand par un ancien officier prussien et publié à Weimar en 1810. A cette date, la Prusse avait été conquise par Napoléon et son armée était soumise à la France. La version allemande du traité est conservée dans les archives de la CIA tandis qu'on ignore où se trouve le manuscrit original en français.
Philippe Henri de Grimoard est l'instructeur des deux fils du comte d'Artois, le futur Charles X. Lorsque la Révolution éclate, il travaille au cabinet du roi. En 1790, il porte le grade d'adjudant-général dans les troupes de François Claude Amour, marquis de Bouillé. En 1792, il réalise les plans de campagne de l'armé. Il est promu général en 1793 et dirige les opérations militaires du Comité de salut public, avant d'être suspendu de ses fonctions en septembre de la même année. Il est l'auteur de traités et récits des campagnes des grands capitaines, parmi lesquels le Tableau historique et militaire de la vie et du règne de Frédéric le Grand roi de Prusse, l'Histoire des conquêtes de Gustave Adolfe, roi de Suède, en Allemagne ou les Recherches sur la force de l'Armée Française: les bases Pour la fixer selon les circonstances.
Dans la section III du Traité sur le service de l’état major général des armées: contenant son objet, son organisation et ses fonctions, sous les rapports administratifs et militaires (p195), intitulée Espions, le général Grimoard évoque le mode de recrutement des agents secrets. Ces espions, divisés en cinq classes distinctes, doivent être placés sous l'autorité d'un chef d'état major « doué de beaucoup d'imagination et de réflexion ».

1°. Des hommes considérables ou en place, qui, par cupidité et bassesse d'âme, cèdent à la corruption. C'est au Gouvernement à se procurer la plupart des espions de cette espèce, lorsqu'il prévoit la guerre ; car il faut de grands hasards pour en trouver quand elle est commencée. Quoiqu'ils soient les meilleurs et les plus désirables, ils sont sujets à beaucoup d'inconvénients, parce que ceux qui servent avec exactitude, ne veulent se confier qu'à très-peu de gens, et faire passer leurs avis qu'à un ministre ou à un- général directement, afin de n'être pas découverts par trop d'intermédiaires; et pour peu que ceux-ci trouvent des obstacles, les nouvelles arrivent souvent trop tard.

2°. Des individus que l'on force, par des menaces ou les craintes qu'on leur inspire, à faire ce malheureux métier, quand on ne peut trouver aucun autre moyen de savoir ce qui se passe chez l'ennemi ; mais plus la violence qu'on leur fait est dure et cruelle, plus il importe de leur adjoindre, à titre de domestique, un homme sûr chargé de les surveiller.

3°. Des habitants considérables ou des prêtres, et des femmes galantes ou intrigantes, des pays où l'on porte la guerre, et qui, avec une partie de l'argent qu'on leur remet, se procurent quelquefois de bonnes correspondances. Les meilleurs espions sont souvent les femmes et les prêtres, qui inspirent ordinairement moins de Soupçons que d'autres individus, et les derniers, surtout dans les pays catholiques, peuvent découvrir une foule de choses qu'on ne peut savoir que par eux.

4°. Des individus sédentaires dans l'armée ennemie, tels qu'officiers particuliers, domestiques des généraux, vivandiers, etc., déserteurs. Ces gens-là peuvent vous apprendre assez exactement où est l'ennemi, la direction
qu'il suit, ainsi que les lieux et les positions où il établit des détachements; mais ils n'en savent pas ordinairement davantage, et il faut beaucoup d'espions de cette espèce pour pouvoir juger, par le total de leurs nouvelles , des projets de l'ennemi ; car leurs rapports sont quelquefois si confus, qu'on n'en peut tirer parti qu'autant qu'on les met par écrit, pour en comparer plusieurs et tâcher de les éclaircir ou de les confirmer les uns par les autres.

5°. De simples paysans adroits et intelligents : on les appelle Buissonneurs. On n'en manque jamais ; mais il en faut une grande quantité qu'on envoie, sous prétexte de vendre des denrées, dans l'armée ennemie, sur ses flancs et dans ses communications, pour observer ses mouvements, ceux de ses détachements et leur force. On. ne doit pas se servir des buissonneurs à plus de quatre ou cinq lieues de leur demeure, parce qu'ils ne connaissent plus les chemins; aussi en change-t-on presque à chaque mouvement de l'armée. On trouve souvent de bonnes ressources dans ce genre, parmi les femmes de soldats et de vivandiers.
Les gens du pays, que leurs affaires amènent dans le camp; les habitants des villes ennemies et les prisonniers de guerre, sur-tout quand ils ont reçu de l'éducation, peuvent, dans des conversations dirigées adroitement, et sans affectation de curiosité, fournir des résultats très-utiles.

On appelle espions doubles, ceux qui, pour recevoir un double salaire, vous rapportent ce qui se passe chez l'ennemi, comme ils lui rapportent ce qui se passe chez vous, quand ils peuvent le découvrir. Les espions doubles sont aussi utiles que les autres, sur-tout quand on les connaît pour tels ; niais il est prudent de les faire surveiller de près, sans qu'ils s'en aperçoivent, tandis qu'ils sont dans votre armée. On peut sur-tout les employer à faire passer de faux avis à l'ennemi ; il ne s'agit alors que de les tromper eux-mêmes.



Le second texte est extrait de l'ouvrage du général d'empire Paul-Charles-François Thiébault (1769-1846) dont les Mémoires sont une source précieuse d'informations pour les historiens. Sous la Révolution, il est affecté tour à tour à l'Armée du Rhin, l'Armée du Nord puis l'armée d'Italie. Il participe à la bataille de Rivoli (1797) et au siège de Gêne (1799) sous les ordres de Masséna. En 1805, à la bataille d'Austerlitz, il prend le commandement de 1re division d’infanterie. Il est nommé gouverneur de Fulda (1806), puis de Salamanque (1810) et de Vieille-Castille (1811). En 1813, il publie le Manuel général du service des états-majors généraux et divisionnaires dans les armées. Dans Partie Neuvième, intitulée Partie secrète (p95), le Baron Paul Thiébault distingue, à l'instar de son prédécesseur, Philippe Henri de Grimoard, cinq types d'espions. Dans la première catégorie, il classe les gens d'éducation qui ont à se plaindre du gouvernement auquel on fait la guerre ; dans la seconde, il y a les hommes qui, malgré les risques qu'ils peuvent courir, passent à l'ennemi, sous quelque prétexte ; la troisième classe regroupe les moines et les prêtres, des femmes intrigantes et galantes, des officiers de l'armée ennemie et enfin les personnes endettées ou qui ont fait de mauvaises affaires ; la quatrième classe est formée par les espions de métier; la cinquième et dernière classe, enfin, rassemble les petits gens et les personnes facilement influençables (les marchands ambulants, les principaux habitants des villes et villages ennemis dans lesquels on pénètre, les prisonniers de guerre, etc). Quatre pages plus loin, Paul Thiébault énumère les questions qui doivent être soumises à ces différentes sortes d'espions:

1° Où sont les quartiers-généraux en chef ou divisionnaires de l'ennemi ?

2° Sur quel point y a-t-il des généraux, quels sont leurs noms, leurs grades, leur caractère, etc. ?

3° Où est le parc d'artillerie, et la réserve de cavalerie, et quelle est leur composition ?

4° Quels sont les noms et la force des corps qui sont dans chaque ville, village, camp ou bivouac, si ce sont des troupes nationales ou étrangères, et notamment combien il y a de pièces de canon sur chaque point ?

5° Si l'ennemi concentre ses troupes, ou les divise ?

6° Quelles sont les mesures que prend l'ennemi pour ses vivres, pour ses transports, pour ses hôpitaux, attendu que ces renseignements feront connaître s'il compte occuper long - temps ses positions, et s'il dispose un mouvement offensif, de manœuvre ou rétrograde ?

7° Comment les troupes sont nourries vêtues, soldées ; si elles sont contentes ; quelle est la proportion des malades ; quelles sont les maladies régnantes ; quelle est la mortalité, etc. ?

8° Si l'ennemi fait mouvoir ses troupes, s'il les meut de jour ou de nuit, par masses, corps ou détachements, parce que ces détails feront juger s'il manœuvre pour gagner du temps, ou pour donner le change sur les mouvements qu'il projette ?

9° S'il attend des renforts, quels sont ces renforts, d'où ils viennent et quand on les attend ?

10° Si l'on passe fréquemment des revues de troupes, si ces revues sont d'inspection ou de manœuvres, si elles se font par division ou par corps ?

11° Si l'ennemi fait faire des travaux de fortification, quels sont les points qu'il retranche, comment il les retranche, combien il y a d'ouvriers sur chaque point ?

Quant à la manière de se conduire avec les espions, elle doit toujours être la même ; on proportionnera sans doute la récompense au service, mais on leur tiendra toujours ce qu'on leur aura promis, et on observera surtout de ne pas les -traiter moins bien que l'ennemi ne le fait ; on sera donc toujours libéral, et dans l'occasion on saura être prodigue : de semblables dépenses faites à propos ne sont jamais perdues.


Le dernier document est un court passage d'un ouvrage intitulé Histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparté et de la cour de St. Cloud par Lewis Goldsmith (1763- 1846) et publié en 1810. En 1801, Lewis Goldsmith fait paraître un pamphlet contre la politique du premier ministre britannique, William Pitt (1759-1806). L'année suivante, il quitte Londres pour Paris où Talleyrand l'introduit à la cour de Bonaparte. Avec le soutien du Consul, il fonde une revue bi-hebdomadaire en anglais, l'Argus, qui propose d'analyser la société britannique d'un point de vue français. De 1803 à 1807, Lewis Goldsmith aurait assuré diverses missions secrètes pour le compte de Napoléon. En 1809, il rentre finalement en Angleterre où il séjourne quelque temps en prison avant d'être relâché et de s'installer comme notaire. Devenu anti-républicain, il fonde deux revues où il dénonce notamment la Révolution française et ses anciens protecteurs. A partir de 1811, Lewis Goldsmith publie divers ouvrages dont une histoire secrète de la diplomatie de Bonaparte et un appel aux gouvernements de l'Europe sur la nécessité d'organiser un procès public de Bonaparte. En 1825, Lewis Goldsmith retourne en France où il meurt, le 6 janvier 1846, à son domicile situé Rue de la Paix.
Dans son Histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparté, il déclare que les espions sont partout : dans les salons des élégantes, les ambassades, les banques, les églises, les cabinets des juges et des notaires, les cafés, les cabarets, les théâtres, etc (p96 à99). Cette haute-police, connue sous le nom de police secrète; est placée depuis 1799 sous la direction d'un chef de division, qui se nomme Pierre Marie Desmarest (1764-1832), « prêtre renégat de Grenoble », et protégé de Joseph Fouché (1759-1820), ministre de la Police générale de Napoléon. Plus loin, il compare le réseau de renseignement du ministre des Relations extérieures, Talleyrand (1754-1838), à celui de Richelieu (p186-187). Lewis Goldsmith explique que Talleyrand est l'inspirateur de Napoléon.

Mably, en parlant de Richelieu, a dit : Ce que Machiavel conseilla, Richelieu l'exécuta. La Cour pleine d'espions et de délateurs par lesquels Richelieu voit tout, entend tout, est présent à tout, etc. Ces observations peuvent s'appliquer à Talleyrand. Le gouvernement révolutionnaire de France, soie sous le directoire, soit sous Buonaparté, n'avait pas plutôt adopté une mesure quelconque, que Talleyrand était prêt à l'exécuter. L'espionnage que, pour ses propres desseins, ou l'a vu porter à un point effrayant, non-seulement dans toute la France, mais encore dans l'Europe entière, et jusqu'en Amérique, lui a donné une grande influence sur les conseils du cabinet des Tuileries. Toutes les fois que Talleyrand communiquait quelque chose à son gouvernement, il ne la donnait que comme venant de sa propre opinion : il annonçait ainsi la possibilité d'un fait qu'à l'aide de ses espions, il savait déjà être arrivé; et quand le temps apprenait au gouvernement que ce fait prédit par Talleyrand, avait effectivement eu lieu, alors on le regardait comme un prophète politique. Buonaparté, qui découvrit cette ruse, a voulu rivaliser avec lui, dans ce genre d'espionnage : le héros a aussi lui ses espions; et dans la crainte que Talleyrand ne fût mieux servi que lui, il lui a très-positivement ordonné de n'envoyer, à l'avenir et dans aucun pays, les limiers qu'il lâchait partout, à moins que, préalablement, il ne l'en informât, et ce, sous peine d'encourir sa disgrâce !

Mais Talleyrand peut- il jamais être disgracié ? Non. Il peut bien avoir, ce qu'il a aujourd'hui otium cum dignitate ; mais il n'a pas de disgrâce réelle à craindre. Il est le tuteur politique de Buonaparté ; et le héros ne voudrait pas prendre des leçons d'un autre.

Indépendamment de cette considération, Talleyrand connaît trop les secrets de l'impériale majesté; il connaît également, et toutes les personnes employées dans les divers gouvernements de l'Europe, et les individus particuliers de ces différents gouvernements, qui ont été, et qui sont encore, les stipendiaires de la France, si donc on le renvoyait, il pourrait faire un mal incalculable. Il n'y a qu'un moyen pour se défaire de lui avec sûreté, c'est de le confiner dans l'île d'Elbe ou à Botany-Bey.




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