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Sovetskoïe champanskoïe, le "champagne soviétique"

Les Russes, qui respectent officiellement le calendrier grégorien mais restent attachés au calendrier orthodoxe, fêtent deux fois le Nouvel An. Le 31 décembre, le président présentent ses vœux à ses concitoyens puis, à minuit pile, l'horloge du Kremlin carillonne pour annoncer la nouvelle année. Le calendrier julien orthodoxe est décalé de 13 jours. Aussi, le 13 janvier au soir, les Russes célèbrent le vieux Nouvel an. Il en est de même pour les fêtes de Noël (24 décembre et 6 janvier), si bien qu'ils ont quatre occasions de faire la fête et d'ouvrir des bouteilles de... Sovetskoïe champanskoïe (littéralement "Champagne Soviétique" *).

Il semblerait que le Tsar Paul Ier soit le premier a avoir tenté d'introduire un vin pétillant en Russie, dans son palais de Soudak en Crimée. On sait que la première école de viticulture ouvre en 1804 et qu'en 1812, plusieurs producteurs ont établis domicile sur la péninsule ukrainienne. En 1840, le Prince Vorontsov, grand amateur de vins, créé le label Ay-Danil, mais l'intégralité des vignes, de l'équipement et du laboratoire d’œnologie sont détruits par les Anglais et les Français pendant la guerre de Crimée (1853-1856).

A la fin du 19ème siècle, les vins de Champagne ont si bien conquis les aristocrates que la Russie est devenue un débouché fort intéressant pour les producteurs français. Ceux-ci distribuent même une version plus sucrée, adaptée au "goût russe". En 1876, à la demande d’Alexandre II, Henri Roederer crée la cuvée Cristal pour la consommation exclusive des Tsars de Russie. En 1896, il fonde la Société vinicole de la Russie méridionale. L'usine de vins mousseux d'Odessa produit aujourd'hui 34 types de produits sous les marques Odessika et Henri Roederer.
C'est néanmoins le prince Léon Golitsyne, surnommé le roi du vin russe, qui est le considéré comme le père de la vinification mousseuse à la russe. Il parcourt tout l'empire avant de jeter son dévolu sur la Crimée. En 1878, il crée une cave à champagne où il teste plus de 600 variétés de raisins de différents crus et leur potentiel de production sur la mer Noire. Il sélectionne finalement plusieurs cépages: le Pinot Franc, le Pinot Gris, l'aligoté et le Chardonnay. En 1892, le prince Golitsyne débute sa production sur son domaine de Novy Svet (Nouveau Monde), selon la méthode champenoise classique, mise au point par le moine bénédictin Dom Pérignon au 17e siècle. Ce champagne, qui est nommé Paradisio, est servi au banquet du sacre de Nicolas II en 1896. Quatre ans plus tard, à l’Exposition Universelle de Paris, il est récompensé par le Grand Prix de la Coupe. Il s'agit de la première étape dans l'histoire des vins mousseux russes.

Le second acteur de cette saga est un autre aristocrate, Anton Frolov-Bagreyev, qui a travaillé pour le compte du Prince Golitsyne et introduit les dernières innovations techniques de vinification. Né à Omsk en 1877, il obtient un diplôme de physique et de mathématique à Saint-Pétersbourg en 1902. Il voyage ensuite à l'étranger, et notamment à Bordeaux, Porto et Madère. A son retour en Russie, il est engagé à Abrau-Dyurso (près de Novorossiisk sur la mer Noire), le domaine viticole du Tsar, découvert par l'agronome Feodor Geiduk et fondé par un décret d'Alexandre II en 1870. Il est dirigé par Léon Golitsyne depuis 1891. Le Prince s'est également adjoint les services de spécialistes français et a fondé une école de viticulture, dont les élèves perpétueront la tradition après la Révolution, lorsque le domaine sera transformé en sovkhoz. En 1905, Anton Frolov-Bagreyev, qui a soutenu les Socialistes Révolutionnaires (les bolcheviks et les mencheviks) en dépit de ses origines nobles, est envoyé en Sibérie. Il est relâché l'année suivante et se fait embaucher comme œnologue près de Yalta en Crimée. En 1915, il dirige l'école de viticulture de Bessarabie et en 1919 retourne à Abrau-Dyurso où il défend férocement la production lorsqu'une milice tente de réquisitionner les stocks. Anton Frolov-Bagreyev passe les 15 années suivantes à tenter de restaurer la jeune gloire du domaine. En 1928 (date de naissance officielle du Sovyetskoye Shampanskoye), il met au point une méthode de fermentation (dite méthode russe) différente de la champenoise. En 1934, lorsque Staline décide de développer une production de masse des vins mousseux, l’œnologue devient l’artisan du projet incluant des vignes en Géorgie et à Rostov-sur-le-Don. La production passe ainsi de 300 000 bouteilles par an à 12 millions d'unités en 1942. En 1943, Anton Frolov-Bagreyev reçoit le Prix Staline qui récompense des mérites exceptionnels dans le domaine scientifique, littéraire, artistique ou musical.

Durant la seconde guerre mondiale, l'industrie des vins mousseux est toutefois durement touchée. C'est ainsi que les prisonniers allemands et roumains sont affectés à la restauration du site d'Abrau-Durso jusqu'en 1953. A partir de cette date, les Soviétiques tentent d'améliorer les techniques de production. Les premiers essais débutent en fait dès 1950, mais des résultats satisfaisants ne sont obtenus que quatre ans plus tard. Finalement, une nouvelle méthode de prise de mousse en flux continu est mise au point par Agabalyan, Merzhanian et Brusilovsky, qui sont récompensés par le Prix Lénine. De nouveaux domaines sont créés, dont ceux d' Artyomovsk (en Ukraine) et de Krikov (en Moldavie) qui existent toujours.
Le domaine de Tsimlansk, près de Rostov, se différencie des précédents puisqu'il est né de la méthode dite cosaque, mise au point au 17ème siècle. Ce mousseux a été popularisé par le général Matveï Ivanovitch Platov, l'Ataman des cosaques du Don.


* ce nom de marque a été déposé en 2004, après son rachat par des sociétés privés. Il est controversé puisque le terme de "Champagne" est protégé par une appellation d'origine contrôlée.


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